MANIFESTE 1938 Mexico
Préparé par André Breton & Diego Rivera
Pour un Art révolutionnaire indépendant
Pablo Picasso.- Guernica, style cubiste, Paris, 1er mai - 4 juin 1937. |
On peut prétendre sans exagération que jamais la civilisation
humaine n'a été menacée de tant de dangers qu'aujourd'hui. Les vandales, à
l'aide de leurs moyens barbares, c'est-à-dire fort précaires, détruisirent la
civilisation antique dans un coin limité de l'Europe. Actuellement, c'est toute
la civilisation mondiale, dans l'unité de son destin historique, qui chancelle
sous la menace de forces réactionnaires armées de toute la technique moderne.
Nous n'avons pas seulement en vue la guerre qui s'approche. Dès maintenant, en
temps de paix, la situation de la science et de l'art est devenue absolument
intolérable.
En ce qu'elle garde d'individuel dans sa genèse, en ce qu'elle met
en oeuvre de qualités subjectives pour dégager un certain fait qui entraîne un
enrichissement objectif, une découverte philosophique, sociologique,
scientifique ou artistique apparaît comme le fruit d'un hasard précieux,
c'est-à-dire comme une manifestation plus ou moins spontanée de la nécessité. On ne
saurait négliger un tel apport, tant du point de vue de la connaissance
générale (qui tend à ce que se poursuive l'interprétation du monde) que du
point de vue révolutionnaire (qui, pour parvenir à la transformation du monde,
exige qu'on se fasse une idée exacte des lois qui régissent son mouvement).
Plus particulièrement, on ne saurait se désintéresser des conditions mentales
dans lesquelles cet apport continue à se produire et,
pour cela, ne pas veiller à ce que soit garanti le respect des lois spécifiques
auxquelles est astreinte la création intellectuelle.
La Perse est considérée comme étant à l'origine du concept des droits de l'homme, au VIe siècle av. J.-C., sous le règne de Cyrus le Grand. Après sa conquête de Babylone en -539, ce roi fit exécuter le cylindre de Cyrus, découvert en 1879, parfois mentionné comme la « première charte des droits de l'homme ». En 1971, l'Organisation des Nations unies (ONU) l'a traduite dans toutes ses langues officielles. |
Or le monde actuel nous oblige à constater la violation de plus en plus générale de ces lois, violation à laquelle répond nécessairement un avilissement de plus en plus manifeste, non seulement de l'oeuvre d'art, mais encore de la personnalité « artistique ». Le fascisme hitlérien, après avoir éliminé d'Allemagne tous les artistes chez qui s'était exprimé à quelque degré l'amour de la liberté, ne fût-ce que formelle, a astreint ceux qui pouvaient encore consentir à tenir une plume ou un pinceau à se faire les valets du régime et à le célébrer par ordre, dans les limites extérieures de la pire convention. A la publicité près, il en a été de même en U.R.S.S. au cours de la période de furieuse réaction que voici parvenue à son apogée.
« Ni fascisme, ni communisme ! » llustration d'un programme du Parti Social Français, vers 1936. |
Sous l'influence du régime totalitaire de l'U.R.S.S. et par
l'intermédiaire des organismes dits « culturels » qu'elle contrôle dans les
autres pays, s'est étendu sur le monde entier un profond crépuscule hostile à
l'émergence de toute espèce de valeur spirituelle. Crépuscule de boue et de
sang dans lequel, déguisés en intellectuels et en artistes, trempent des hommes
qui se sont fait de la servilité un ressort, du reniement de leurs propres principes
un jeu pervers, du faux témoignage vénal une habitude et de l'apologie du crime
une jouissance. L'art officiel de l'époque stalinienne reflète avec une cruauté
sans exemple dans l'histoire leurs efforts dérisoires pour donner le change et
masquer leur véritable rôle mercenaire.
This photo of a captif was taken at II. Ramses' Temple at Abydos, on the NW corner of the peristyle yard. |
La sourde réprobation que suscite dans le monde artistique cette
négation éhontée des principes auxquels l'art a toujours obéi et que des Etats
même fondés sur l'esclavage ne se sont pas avisés de contester si totalement
doit faire place à une condamnation implacable. L'opposition artistique est
aujourd'hui une des forces qui peuvent utilement contribuer au discrédit et à
la ruine des régimes sous lesquels s'abîme, en même temps que le droit pour la
classe exploitée d'aspirer à un monde meilleur, tout sentiment de la grandeur
et même de la dignité humaine.
La révolution communiste n'a pas la crainte de l'art. Elle sait
qu'au terme des recherches qu'on peut faire porter sur la formation de la
vocation artistique dans la société capitaliste qui s'écroule, la détermination
de cette vocation ne peut passer que pour le résultat d'une collision entre
l'homme et un certain nombre de formes sociales qui lui sont adverses. Cette
seule conjoncture, au degré près de conscience qui reste à acquérir, fait de
l'artiste son allié prédisposé. Le mécanisme de sublimation, qui intervient en
pareil cas, et que la psychanalyse a mis en évidence, a pour objet de rétablir
l'équilibre rompu entre le « moi » cohérent et les éléments refoulés. Ce rétablissement
s'opère au profit de l'« idéal du moi » qui dresse contre la réalité présente,
insupportable, les puissances du monde intérieur, du « soi », communes à tous
les hommes et constamment en voie d'épanouissement dans le devenir. Le besoin
d'émancipation de l'esprit n'a qu'à suivre son cours naturel pour être amené à
se fondre et à se retremper dans cette nécessité primordiale : le besoin
d'émancipation de l'homme.
Artist James Masz photography by russdionne.com |
Il s'ensuit que l'art ne peut consentir sans déchéance à se plier
à aucune directive étrangère et à venir docilement remplir les cadres que
certains croient pouvoir lui assigner, à des fins pragmatiques extrêmement
courtes. Mieux vaut se fier au don de préfiguration qui est l'apanage de tout
artiste authentique, qui implique un commencement de résolution (virtuel) des
contradictions les plus graves de son époque et oriente la pensée de ses
contemporains vers l'urgence de l'établissement d'un ordre nouveau.
Part of the Rivera mural "El hombre en cruce de caminos" (1934) in the Bellas Artes building, Mexico City, with portrait of Karl Marx. |
L'idée que le jeune Marx s'était faite du rôle de l'écrivain exige, de nos jours, un rappel vigoureux. Il est clair que cette idée doit être étendue, sur le plan artistique et scientifique, aux diverses catégories de producteurs et de chercheurs. "L'écrivain, dit-il, doit naturellement gagner de l'argent pour pouvoir vivre et écrire, mais il ne doit en aucun cas vivre et écrire pour gagner de l'argent... L'écrivain ne considère aucunement ses travaux comme un moyen. Ils sont des buts en soi, ils sont si peu un moyen pour lui-même et pour les autres qu'il sacrifie au besoin son existence à leur existence... La première condition de la liberté de la presse consiste à ne pas être un métier." Il est plus que jamais de circonstance de brandir cette déclaration contre ceux qui prétendent assujettir l'activité intellectuelle à des fins extérieures à elle-même et, au mépris de toutes les déterminations historiques qui lui sont propres, régenter, en fonction de prétendues raisons d'Etat, les thèmes de l'art. Le libre choix de ces thèmes et la non-restriction absolue en ce qui concerne le champ de son exploration constituent pour l'artiste un bien qu'il est en droit de revendiquer comme inaliénable. En matière de création artistique, il importe essentiellement que l'imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière. A ceux qui nous presseraient, que ce soit pour aujourd'hui ou pour demain, de consentir à ce que l'art soit soumis à une discipline que nous tenons pour radicalement incompatible avec ses moyens, nous opposons un refus sans appel et notre volonté délibérée de nous en tenir à la formule : toute licence en art.
Frida Kahlo Diego Rivera y Trotsky à Mexico.
Nous reconnaissons, bien entendu, à l'Etat révolutionnaire le droit de se défendre contre la réaction bourgeoise agressive, même lorsqu'elle se couvre du drapeau de la science ou de l'art. Mais entre ces mesures imposées et temporaires d'auto-défense révolutionnaire et la prétention d'exercer un commandement sur la création intellectuelle de la société il y a un abîme. Si, pour le développement des forces productives matérielles, la révolution est tenue d'ériger un régime socialiste de plan centralisé, pour la création intellectuelle elle doit dès le début même établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle. Aucune autorité, aucune contrainte, pas la moindre trace de commandement ! Les diverses associations de savants et les groupes collectifs d'artistes qui travailleront à résoudre des tâches qui n'auront jamais été si grandioses peuvent surgir et déployer un travail fécond uniquement sur la base d'une libre amitié créatrice, sans la moindre contrainte de l'extérieur.
Graffiti in a house at Eje Central Lázaro Cárdenas St, Mexico City, Mexico |
Dans la période présente, caractérisée par l'agonie du
capitalisme, tant démocratique que fasciste, l'artiste, sans même qu'il ait
besoin de donner à sa dissidence sociale une forme manifeste, se voit menacé de
la privation du droit de vivre et de continuer son oeuvre par le retrait devant
celle-ci de tous les moyens de diffusion. Il est naturel qu'il se tourne alors
vers les organisations stalinistes qui lui offrent la possibilité d'échapper à
son isolement. Mais la renonciation de sa part à tout ce qui peut constituer
son message propre et les complaisances terriblement dégradantes que ces
organisations exigent de lui en échange de certains avantages matériels lui
interdisent de s'y maintenir, pour peu que la démoralisation soit impuissante à
avoir raison de son caractère. Il faut, dès cet instant, qu'il comprenne que sa
place est ailleurs, non pas parmi ceux qui trahissent la cause de la révolution
en même temps, nécessairement, que la cause de l'homme, mais parmi ceux qui
témoignent de leur fidélité inébranlable aux principes de cette révolution,
parmi ceux qui, de ce fait, restent seuls qualifiés pour l'aider à s'accomplir
et pour assurer par elle la libre expression ultérieure de tous les modes du
génie humain.
Homme de vitruve à Amboise
(Léonard de Vinci) |
Des milliers et des milliers de penseurs et d'artistes isolés,
dont la voix est couverte par le tumulte odieux des falsificateurs
enrégimentés, sont actuellement dispersés dans le monde. De nombreuses petites
revues locales tentent de grouper autour d'elles des forces jeunes, qui cherchent
des voies nouvelles, et non des subventions. Toute tendance progressive en art
est flétrie par le fascisme comme une dégénérescence. Toute création libre est
déclarée fasciste par les stalinistes. L'art révolutionnaire indépendant doit
se rassembler pour la lutte contre les persécutions réactionnaires et proclamer
hautement son droit à l'existence. Un tel rassemblement est le but de la
Fédération internationale de l'art révolutionnaire indépendant (F.I.A.R.I.) que
nous jugeons nécessaire de créer.
Monument to André Breton, Robert-Tatin Museum, Mayenne, France. |
Lorsqu'un premier contact international aura été établi par la presse et la correspondance, nous procéderons à l'organisation de modestes congrès locaux et nationaux. A l'étape suivante devra se réunir un congrès mondial qui consacrera officiellement la fondation de la Fédération internationale.
Ce que nous voulons :
l'indépendance de l'art - pour la révolution ; la
révolution - pour la libération définitive de l'art.
Signé
André Breton, Léon Trotsky
Mexico, le 25 juillet 1938.